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Le mystère entre dans le temps et l’espace en épousant une forme qui l’affirme. Il le fait sans moi, sans me demander mon avis. Que je le veuille ou non, il le fait. Il pose cette forme dans le champ de ma conscience comme une parole venant d’ailleurs (que je ne peux pas créer par moi-même et sur laquelle je n’ai aucun contrôle), une parole incontournable, normalement stupéfiante pour tout être humain constitué.

Ce qui est le plus déroutant et enivrant, c’est que cette forme me soit adaptée. Je ne suis pas devant elle comme une poule est devant un couteau. À l’intérieur même de l’étonnement qu’elle provoque, je peux la connaître, en saisir quelque chose. De la même manière que les mots sont davantage que des syllabes assemblées, l’objet quantifiable trouve un chemin dans l’intelligence. Cette forme, qui subsiste dans le champ de ce que je peux expérimenter, offre présence et sens.

J’aimerais m’attarder sur cette réflexion en commençant par considérer la poésie traditionnelle japonaise. Il me semble que la puissance des « haïkus », tient du sérieux avec lequel est prise chaque once réalité. Dans le grand livre toujours ouvert du réel, l’attitude de ces poètes se concentre sur chaque forme avec une telle écoute que la présence du mystère est devenue une certitude fréquentée, une vie, puis, une parole poétique. De cet art Nippon, Paul Claudel a pu dire que c’était un des seuls arts qui atteigne au but. Pourquoi?  Parce qu’il met réellement en présence du mystère. Et il le fait de manière immédiate, sans intellectualisme, sans passer par cette réalité intermédiaire qu’est le concept formé. Il dévoile le monde comme les enfants le découvrent.

Souvent haïssable 

est le corbeau – et pourtant

ce matin de neige…

Bashô

Un souffle qui juste s’applique à dire le monde. Ce dernier délivre lui-même le message qu’il est. Une observation sereine, religieuse (qui cherche à rendre sa part au mystère). Une écoute qui est attente, qui décante le bruit inutile. Un regard précis qui saisit l’instant dans ses composants essentiels. La pureté (qui ne veut rien saisir pour elle-même) semble l’essence de cette écriture et la simplicité son principe. L’attitude du poète lui offre un regard qui est expérience de la présence du mystère. Et comment mieux dire cette expérience que par la bouche d’une amie qui me confiait cet été : « Tu regardes l’objet, tu as l’impression que tu le regardes et soudain, tu réalises que c’est lui que te regarde ! C’est tellement simple ! Juste l’inverse… » J’ai appris à peindre auprès d’une dame qui souvent me répétait, « Si tu veux arriver à dessiner, ne cherche pas à t’emparer de ce que tu vois, laisse le venir… » N’est ce pas étonnant qu’une partie essentielle de mon « métier » d’artiste soit de l’ordre d’une disposition à acquérir? Atteindre cette attitude dans mon rapport au monde, c’est accepter d’entrer dans le regard d’un autre, d’une certaine manière, c’est exister à l’intérieur du mystère. Mais n’est-ce pas le propre de chaque véritable rencontre?

La réalité observée, assimilée, éprouvée puis exprimée, devient alors potentiellement vivante pour le lecteur. Les mots entrent en résonance avec le monde et ce dernier délivre le message qu’il est. Quelques vers, un tableau, sont un nouveau lieu possible de l’étonnement d’être. Ce n’est pas le travail sur la technique qui engendre une culture nouvelle, c’est l’authenticité de l’expérience du monde (et de soi) qui engendre de nouvelles formes. Toute autre approche me semble une prétention mensongère vouée au désespoir. Nulle recette ne peut atteindre la beauté. La nouveauté ne se fabrique pas elle se découvre étonnée dans la rencontre avec un imprévu.

Un arbre chaviré

qui tremble

sous ma barque.

L’arbre devient vivant lorsqu’il se met à trembler dans les reflets de la rivière. Le message est à portée. Non qu’il ne l’était avant ; il l’était, mais insoupçonné… C’est comme si, sans les artistes, le monde demeurait en puissance. Comme si ce dernier n’était véritablement en acte que sous ce regard qui se laisse envahir, sous ce regard qui ne cherche pas à prendre mais qui s’applique à recevoir, sous cette inversion trop simple que l’art partage aux enfants. Faire œuvre, c’est rendre concret l’affirmation de l’espace qu’il manque au monde pour se dire davantage… Il aura fallu la foi et le patient labeur du poète, pour qu’un évènement vienne arracher la vie au sommeil rassurant des concepts. Il aura fallu qu’un imprévu opère l’inversion pour délivrer la ferveur du message. Il aura suffit à la rivière calme, d’introduire un tremblement à la surface du bois, pour que l’arbre, à mon côté, devienne vivant.

Je crois – et jusqu’à ce jour encore, je dépose là toute ma vie- que mon travail d’artiste est d’être la rivière. Tout mon effort consiste à introduire au bois de l’arbre, sans plus y penser, ce simple frisson qui vient d’un autre. Il n’y à rien à inventer, rien à trouver, tout est déjà là !

 

Loin des spéculations intellectuelles, des modes, du réseautage et des jeux de concepts, mes tableaux veulent naître d’une profonde et tranquille respiration. Mon but est simple : introduire dans l’expérience d’une rencontre avec « ce qui est ». Pourquoi? Simplement par ce que je vois le réclame…

Je cherche à peindre ce seul « tremblement » que la rivière opère au monde. Et comment le fait elle? Elle dénature l’objet sans le dénaturer. Elle le fait reproduisant l’objet sans toutefois le reproduire. Elle le fait avec la seule puissance de ce qu’elle est, sans rien faire d’autre que de se laisser empreindre par cela qui touche son rivage. Elle le fait avec abandon aux circonstances qui font la nature de ses flots. Elle le fait sans y penser et passant son chemin, lors même que l’image demeure… Elle le fait sans rien retenir, n’étant fidèle qu’au frisson de l’imprévu. Elle le fait posant sur la boue, le sable et les pierres de son fond la surface du ciel. Elle le fait disant la chose et ne la disant plus. Elle le fait tenant limite et ne la tenant plus. Elle le fait en étant cet espace où la liquidité de sa nature se communique à la solidité du bois.

« Toute l’activité poétique se voue à concilier, ou du moins à rapprocher la limite et l’illimité, le clair et l’obscur, le souffle et la forme ; c’est pourquoi le poème nous ramène à notre centre, à notre souci central, à une question métaphysique. Le souffle monte, pousse, s’épanouit, disparaît, il nous anime et nous échappe, nous essayons de le saisir sans l’étouffer. Nous inventons à cet effet un langage où se combinent la rigueur et le vague, où la mesure n’empêche pas le mouvement de se poursuivre, mais le montre, donc, ne le laisse pas entièrement se perdre. Il se peut que la beauté naisse quand la limite et l’illimité deviennent visible en même temps, c’est-à-dire lorsque l’on voit des formes tout en devinant qu’elles ne disent pas tout, qu’elles ne sont pas réduites à elles-mêmes, qu’elles laissent à l’insaisissable sa part.  » Philippe Jaccottet

Pour  aborder à la raison de chacun, l’objet emprunte (entre autre) les passeurs que sont les artistes. Il sont là pour combler la distance qui manque entre deux termes. Cela s’opère sous le mode d’un dévoilement. L’objet leur communique sa respiration en venant comme respirer en eux. Tantôt (mais ce tantôt est simultanéité) il s’affirme comme une incontournable et objective présence à même de canaliser la totalité des puissances cognitives de qui le croise ; tantôt il semble disparaître afin de mieux désigner le fond qui l’engendre ici et maintenant. Il ne peut se dire que dans l’instant, dans l’intervalle de cette porte brûlante où ce qui est n’est plus, dans la fulgurance de cet acte immobile. Tout est là ! Mais à ces rivages l’art ne peut accoster, l’élan qui approche cet incessant chavirement ne peut que s’éteindre dans le flot des mots du divin jardinier : « noli me tangere ».

(…) Nul ne semble voir que que les coings pourrissent sous une lumière que je ne saurais décrire,

limpide et sombre à la fois,

qui transforme tout en métal et en cendres.

Ce n’est pas la lumière de la nuit.

Ni celle du crépuscule.

Ni celle de l’aurore. [1]

En laissant ainsi à l’insaisissable sa part, la distance qu’impose ce non touché assigne à l’art sa juste place. Le créé ne peut prétendre à l’incréé. Il se doit de demeurer humblement dans l’ordre des apparences. Dans ce délaissement même de la possibilité de tendre le bras davantage, il devient lui même un nouveau « médium ». Il retourne à la limite, au temps, à l’espace ; à son tour il s’efface et ce faisant, affirme le fond qui l’engendre et qui l’a mis en route. Nous retrouvons l’attitude première qui veut que le dévoilement s’opère dans la mesure du refus de prendre. Il y a là une véritable obéissance (affirmer la présence d’un autre) aux caractéristiques de l’objet. Peut être est-ce dans cette obéissance que l’œuvre se pare des principes même de l’objet et devient capable d’en dire quelque chose d’intime. « Le tableau de l’objet » devient « objet » et porte les caractéristique du « logos » premier. De lui l’on peut dire maintenant : « ceci est ». C’est un nouveau « message » qui actualise le premier, un « principe » dans le « principe », de lui on doit également pouvoir expérimenter que le mystère entre dans le temps et l’espace en épousant une forme qui l’affirme, qui m’est adaptée et qui me sollicite.

 

Nous sommes très loin de la conception qui voudrait que l’œuvre d’art soit une sorte de panneau indicateur se contentant de montrer, sans y avoir part, la direction. Nous sommes aussi très loin de l’approche qui voudrait que l’art soit un absolu et les artistes des démiurges qui par leurs seuls décrets  élèveraient tel ou tel objet au rang de réalités supérieures… Si la première approche pèche par légèreté et manque d’envergure, la seconde montre tout le ridicule d’une prétention démesurée.

L’œuvre réalisée l’est par transformation de la matière. Elle l’est dans la conscience de son origine qui est l’objet. C’est sous l’impulsion causée par ce dernier et dans cette relation qu’elle naît puis devient, en quelque sorte, autonome. Elle est à son tour une parole à part entière qui porte avec elle sa part de présence et de sens, un quantifiable qui dit davantage que sa quantité. C’est dans la manière et la mesure de vivre cette filiation à l’objet reconnu comme parole précise du mystère, que l’artiste engendre une œuvre et ses réelles caractéristiques. Le geste de la création artistique est une réelle « obéissance » pleinement vécue. Son terme est un objet autonome qui à chaque instant est à même d’affirmer sa source. (Sa source n’est pas l’artiste mais l’objet qui a mis en route l’artiste.) La qualité de l’œuvre est signée pas la qualité de l’expérience qu’elle est en mesure de proposer. Par expérience, j’entends la possibilité d’expérimenter une rencontre avec la source qu’affirme le nouvel objet autonome.

Je rêve d’une histoire de l’art que ne soit plus seulement définie par des dates des lieux et des techniques, mais aussi par des nuances dans les relations que les artistes ont eues avec le réel et la part de lui-même que ce dernier a donné à chacun de révéler.

 

References

1Le rêve du peintre (extrait final). Antonio Lopez dans « le songe de la lumière » film de Victor Erice

restons ensemble...

KALOS KAÏ AGATHOS

La lettre qui vous veut du bien