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Le point de départ de la création artistique est une sorte de coup reçu asséné par le réel. Ce choc nous met en route vers ce qui semble une finalité : dire quelque chose de « ce qui est« . Il n’est qu’à regarder l’histoire de l’art pour constater qu’entre les deux, nombre de créateurs passent par différentes étapes (communément appelées « périodes« ) qui, sans qu’elles se contredisent, affirment davantage le but. Mais que sont donc ces « périodes » ? Des lubies ? Des techniques marketing ? Des modes qu’il faut bien suivre ?

Les motivations sont sûrement nombreuses et varient certainement selon tel ou tel artiste, telle ou telle époque. Le plus souvent, elles restent enfouies dans le secret de la conscience de l’auteur d’œuvre et nous ne pouvons que constater les apparences du changement. Je vous propose une réflexion simple sur ce qui peut être une raison à la source de ces différents actes.

 

L’objet respire. L’objet (le donné objectif) n’est pas statique, il n’est pas emmuré dans ce qui affirme sa singularité. Il est quantifiable, mais cela ne le définit qu’en circonstances. Pour être concret et paraphraser Héraclite, on peut affirmer que « l’on ne regarde jamais deux fois la même pomme » [1] . L’objet est soumis au changement. Il respire, plus justement, il est respiré ! Dans un premier temps [2] , il est expiré vers nos sens comme le porteur d’une profonde mission de rencontre. Il étonne et fait ainsi naître un milieu en lequel l’intelligence saisit son aliment, sa part de vérité. Puis, dans un second temps, il est inspiré et retourne à la source qui l’a vue naître. Il est comme une parole, non pas juste du bruit fait avec la bouche, mais une véritable parole, qui nait d’une personne consciente et se porte vers une autre personne pour lui délivrer un message, une lumière vers laquelle on peut se porter pour se nourrir.

L’objet s’inscrit donc dans le mouvement de cette respiration. Le point d’impact entre nous et cette respiration est un choc qui fait naître une joie simple et pure. Elle est comme la conscience d’un commencement, l’affirmation concrète qu’un chemin taillé à ma mesure est possible. Il n’y a pas rien! Et cela fait naître un puissant désir de poursuivre la route. Cela peut passer inaperçu ou sembler banal, mais ce ne l’est pas.

Ce matin, par terre, la tache colorée d’une multitude de fines feuilles d’un saule a fait réagir mon enfant de 6 ans. Papa, regarde, elles sont belles ces feuilles, je les aime trop. Dans la grisaille uniforme, pendant la nuit, un Grand Poète avait su les poser comme il faut sur le chemin de l’école. Il est important de prendre cela au sérieux, de se laisser interroger, accrocher comme l’enfant, simplement. Cette expérience dépose une marque, un premier amour, une trace indélébile. Il n’y a pas rien.

 

Nous le savons, cet étonnement est d’un instant. Les feuilles de saule, ce soir piétinées, à la sortie de l’école n’inspirerons peut-être que dégoût et nostalgie. Au soir, la journée a épuisé les possibilités de la page blanche matinale et peut-être ne reste-t-il des joies de l’enfance qu’un filet de tristesse qui nous berce d’un lancinant « À quoi bon ?« . À quoi bon puisque l’objet passe…

Il n’est pas là, il est là, il n’est plus là. Il passe… Il n’est plus là et cependant, ce n’est plus comme s’il n’avait jamais été. La tristesse est le désir d’un bien absent [3] . Il n’est plus là et pourtant, quelque chose de lui demeure. Il passe et il demeure. Il laisse un étrange goût de lui, une présence en attente, il est devenu quelque chose que je peux reconnaître en un instant et entre mille, sans me tromper. Le croiserais-je de nouveau qu’aussitôt je dirais tout heureux : « c’est ça ! » « C’est Lui ! » Me le désignerait-on alors que ce n’est pas lui, je tournerais les talons. Les milles étonnements que suscitent la rencontre avec le réel dessinent en nous le visage de Celui qui les prononce. Cette parole le dessine en creux, sous la forme d’une absence, d’un désir d’autant plus sourd et atone que la promesse qu’elle porte est puissante. Avec un crayon aux allures de gomme, à travers le passage de ce qui est, à travers la présence de ce qui passe, elle nous ouvre au désir de Celui qui ne passe pas. Elle le dessine en l’effaçant, elle l’affirme en l’inspirant. L’objet n’est pas statique. Nous pouvons le saisir en un point de sa trajectoire ou l’appréhender dans l’amplitude de sa respiration.

La rose qui ce matin avait éclose a perdu cette vêprée les plies de sa robe pourprée. Et cela a du sens, mignonne. Et cela réclame à ne pas goûter l’instant n’importe comment.

Pour ma part, je veux essayer de suivre. Je veux essayer de suivre l’objet en sa totalité, le suivre en ce mouvement, le suivre jusqu’au plus proche de la bouche qui le prononce. Je l’entends et je le vois. Je le vois comme en creux, dessiné à grand coup de gomme, je le vois comme jamais, si sûrement présent mais peint sous la forme d’une absence.

 

C’est cela ce que j’aimerai pouvoir vous montrer. Pour cela j’ai besoin, pour un temps, comme l’objet, de passer moi aussi. J’ai besoin de silence et de travail, d’écoute et d’attention. J’ai besoin d’être à mon tour respiré. Cela est nécessaire pour que ma peinture fasse ce chemin, qu’elle essaye de suivre l’objet, de l’épouser dans sa respiration. Si je veux que le peintre reste vivant en moi, qu’il suive la parole et non un récit quelconque, c’est aujourd’hui un impératif que de me mettre à disposition de façon nouvelle. Je ne vous promets aucun résultat, vous l’avez bien compris, cela ne dépend pas uniquement de moi. Je ne peux vous assurer que de mon entière détermination.

References
1Héraclite, Fragments « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve »
2Les deux phrases que je décris ici se déroulent dans une sorte de simultanéité et n’altèrent en rien l’unité interne de l’objet. Je les rattache au « chronos » par un « avant » et « après » la rencontre, c’est à dire du point de vue de l’expérience
3cf St Thomas d’Aquin

restons ensemble...

KALOS KAÏ AGATHOS

La lettre qui vous veut du bien