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Dès lors qu’il s’agit d’approcher la beauté, une invisible coalition semble se mettre en place pour interdire cette rencontre. Dans ses « Notes intimes » [1] , la poète Marie Noël confie comment une multitude de ses écrits ont avorté car à l’heure de mettre en forme l’intuition, il lui fallait ouvrir la porte à une amie en peine, assurer la préparation d’un repas, ranger du linge…

Cela, je le constate depuis maintenant des années, l’éclat fugitif de la lumière sur un pétale de rose est souvent délaissé par l’impérieuse nécessité de changer une couche, répondre à un voisin, écouter un enfant. Je crois aujourd’hui que ce qui pourrait sembler au premier abord un frein à la création artistique est en fait un allié indispensable. Et si les incessants rappels de notre radicale dépendance à l’égard du monde créé étaient de mystérieuses et nécessaires prérogatives à la venue de l’œuvre d’art ? Philippe Jaccottet constate, au jour de la vieillesse, qu’il n’aurait surement pas écrit ni mieux ni davantage s’il avait eu le temps dont il s’est beaucoup plaint … de ne pas avoir.

 

Dire l’articulation du monde avec ce qui le transcende passe par la souplesse de l’abaissement, parfois même, de l’humiliation. Cette pénible répétition des besoins primaires, la lenteur des étapes de la maturation, la dépendance que les puissants imposent, l’incessante confrontation à l’inculture, tout cela m’apparait aujourd’hui comme une étonnante (et déroutante) conversation avec celle que je cherche à approcher, la beauté. De ce fardeau, je ne crois pas qu’il faille se révolter, pas même se dérober. La dame simultanément se dévoile et maintient la distance. Elle éduque à la patience et au respect, elle oblige à l’humilité, elle affine la perception. Plus profondément, elle trempe son pinceau / l’artiste / dans l’épaisseur du siècle ! Elle lui donne d’appartenir à son temps. L’art n’accompagne la marche du temps qu’au prix de cette attention là.

 

Tellement dépendant des circonstances, à certaines heures, l’artiste est comme noyé par elles. Il ne peut alors que se taire et survivre dans la patience d’une douloureuse agonie. La vie du pianiste polonais Władysław Szpilman [2] , qui a vu la destruction de radio Varsovie lors même qu’il interprétait sous les bombes le nocturne numéro 20 de F.Chopin, illustre cela avec grandeur et gravité. Le musicien, qui survivra au ghetto de Varsovie, aux camps de travail et à l’occupation nazie, ne terminera le récital entamé sur les ondes de la radio reconstruite que six années plus tard.

La vie artistique ne pèse rien face aux urgences du temps, mais elle lui survit !

Notre époque pleine de superbe est, sous ses apparences fastes, surement de celles qui oblige l’art à entrer en résistance. Je ne doute pas que ce soit pour qu’il délivre davantage encore…

References
1Marie Noël Notes intimes, Édition Stock
2Władysław Szpilman (1911-2000) est un pianiste , auteur et compositeur juif Polonais. Le récit autobiographique de sa survie pendant la seconde Guerre Mondiale , publié en 1998 sous le titre Le Pianiste est adapté au cinéma par R. Polanski

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