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Dans les œuvres de la nature, il est impossible de trouver une ligne droite. Pas moyen, non plus, de recenser deux lignes parallèles. De même, un cercle comme tracé en cours de géométrie ne se trouve ni dans les fleurs, ni dans les fruits, ni dans les hommes… Lorsque, par exemple, il s’agit de cadencer en un calendrier les heures, les jours et les années, le compte ne tombe pas rond… Quelques heures subsistent qu’il faut bien relayer en une journée supplémentaire, tous les quatre ans. Même les poules, à quelques minutes prêt, ne pondent pas un œuf toutes les 24 heures! Ce serait pourtant plus simple de pondre un œuf par jour! Les choses non crées de main d’homme, à l’apparence, n’aiment pas les repères trop stricts, les comptes justes, les paires symétriques. Je crois qu’il y a là, dans cette réalité non parfaitement circonscrite, dans ce fait même, un message intelligible. C’est comme si en chaque chose achevée demeurait un non achèvement, en chaque perfection une non perfection, à chaque instant l’étincelle d’un impossible repos. C’est l’insondable chiffre pi qui refuse la décimale finale, la syllabe muette qui fait merveilleusement boiter le vers du poète, les demi-tons qui s’invitent dans les intervalles de la gamme majeure… Il faut bien l’avouer, quelque chose ne semble pas tourner rond!

 

Le monde est mouvant, rien n’y est cloué. Il nous oblige à une constante adaptation… Cet équilibre instable au cœur du créé nous dérange. Il faut bien l’avouer nous aimons davantage les réalités abstraites ; et nous les aimons le plus souvent sans prudence. Les heures passées devant nos écrans rectangulaires témoignent de cela. Pour que les choses qui sortent de nos mains tiennent debout et soient acceptables, il faut qu’elles soient symétriques, droites, parallèles, planes, exactes… Nous développons une espèce d’allergie aux réalités concrètes. Nous aimons le confort du concept et des images sans essence. Je le redis, sans un choix de notre part, une étrange paresse nous pousse vers ce qui est facilement quantifiable et qui peut vivre dans notre esprit en une sorte de stabilité menteuse qui se suffit à elle-même.

Le déséquilibre natif dans les choses naturelles vient du fait qu’elles ne sont pas closes sur elles-même. Il y a en elle comme l’attente d’un nécessaire aboutissement. Si les cubes de « maincraft » n’appellent rien (sinon d’autres cubes qui se posent parfaitement sur les premiers), ce n’est pas le cas des réalités non abstraites. Il semble que dès qu’une chose entre dans le monde concret en prenant matière et forme physique, elle nous appelle à une collaboration d’une sorte ou d’une autre. Il faut être là et les aider à atteindre leur maturité ou à perdurer. Dans l’ordre de la production et de la conservation par exemple, c’est d’une grande évidence. Il faut semer et arroser, tailler et éclaircir, il faut récolter et transformer… Autre exemple, les villas (à la forme pourtant si parfaitement cubiques) demandent à être entretenus sitôt qu’elles sortent de nos cerveaux pour devenir des solides habitables. Si tout cela est vrai sur un plan concret et dans le domaine de l’agir, il me semble que ça l’est également au niveau de l’intelligence. Il suffit qu’une chose se pose dans l’existence pour qu’elle interroge…

 

 

Tout cela, me semble t-il, a une grande importance dans la compréhension que l’on peut avoir des choses. C’est une sorte de mouvement universel, une actualisation en cours, un étrange principe qui veut que rien ne soit isolé en lui-même mais cherche un accomplissement dans une réalité qui lui est extérieure. Cet élan est, je crois, dans tout ce qui vaut la peine d’être considéré. Les plus belles phrases musicales de Mozart sont lettres mortes tant qu’elles ne rencontrent pas une oreille pour les recevoir. Le déploiement de chaque objet vient me chercher pour terminer avec dignité sa course dans le monde. S’il le fait concrètement, il le fait aussi d’une manière plus invisible, spirituelle. Une fleur, par exemple, n’est pas seulement pour être cueillie et mise en bouquet. Il serait cruel de ne pas percevoir la gratuité qui s’échappe de sa fragilité, de son parfum, de son port de sa couleur, bref, de tout de qui fait qu’une fleur est fleur. Ce qui est déviant, c’est de ne pas, par elle, toucher quelque chose de l’être auquel elle participe. Il y a une façon de jouir des choses, juste le temps d’une agréable sensation et seulement pour cette sensation, qui nous enferme sur nous même. En rester là nous assigne à un confinement étouffant élargi aux dimensions du monde et réduirait ce dernier à une étroitesse, la mienne, qui serait un mensonge. Ce serait mettre Mozart en boîte…

La nature même de l’objet réclame que l’on épouse ce dernier dans toute les ramifications de sa réalité, qu’on le laisse en quelque sorte terminer sa course en nous. Chaque objet est une fenêtre sur la totalité de l’être. C’est le véhicule de la connaissance, il n’est rien là de plus naturel. C’est si simple que les enfants excellent à cela. Ils laissent chaque chose déposer en eux leur plein de « pourquoi? ». Cet heureux éveil au monde est simultanément ouïe, vue, touché, odorat, étonnement des plus profonds, interrogation des plus fécondes. Dans la découverte d’un brin d’herbe ils touchent l’être du monde. Ils se laissent attirer par le fond que chaque chose, comme un secret, voile et dévoile à qui s’y arrête. Mozart n’a rien fait d’autre, nous dit-il, « que de chercher deux notes qui s’aiment ». L’immensité de son œuvre trouve sa source et son principe de sa quête si simple qu’elle nous oblige à l’enfance. Écouter Mozart c’est le suivre jusque là. Écouter le monde, c’est le suivre dans cette fuite inouïe des choses qui appellent dans un éternel et immobile déséquilibre. Le chant de cet apparent paradoxe, soyons en sûrs, est en toute chose. Il se dévoile et se voile à chaque instant et cela est infini car il refuse de se tourner vers le miroir qui mettrait une limite à la beauté…

 

Dessin rapide : « En écoutant Thibault… »

restons ensemble...

KALOS KAÏ AGATHOS

La lettre qui vous veut du bien