L’I-A et la fin des artistes
L’actualité (sûrement déjà dépassée) de la puissance virtuelle donne le vertige et il faut avoir soit l’espérance bien fondée soit une insouciance structurelle pour regarder cette réalité en face et avec sérieux. De quoi s’agit-il ?
Le but de cet article n’est pas de proposer un développement complet sur ce qu’est une Intelligence Artificielle (I.A) et encore moins de développer une polémique autour de cette dernière. Les faits sont là (si vous voulez en savoir davantage je vous invite à regarder les deux conférences de I. J. Aberkane mises en lien au bas de l’article [1] , il revient à chacun d’entrevoir les possibles conséquences. Pour ma part, il m’importe de voir l’impact de cet apport technologique sur la création artistique. Il serait également important de considérer comment l’Intelligence Artificielle va également changer notre rapport au patrimoine artistique et culturel existant. Ce sera peut-être le but d’un autre article.
Des outils appuyés sur une nouvelle génération d’intelligence artificielle sont en train de faire leur place dans le quotidien de notre civilisation. Si pour l’avis des uns, cela ne changera pas la face du monde, d’autres avis parient déjà sur le fait que les applications de cette Intelligence Artificielle surpuissante va changer notre façon de vivre. Ils n’hésitent pas à comparer cette invention, en termes d’impact, à celle de l’invention de l’imprimerie par Gutenberg ou à celle du moteur à explosion. Bref, pour eux, comme pour l’arrivée du World Wide Web ou du smartphone, il y aura un avant et un après le déjà fameux robot conversationnel « Chat GPT » puis « Chat GPT4 » de la firme open AI.
Sans entrer ici dans le détail technique, sachons que cet outil conversationnel ultra puissant fait trembler Google sur ses assises (qui a déjà débarqué de son immense navire des milliers de salariés obsolètes), berne des professeurs de célèbres universités, passe avec brio des examens prestigieux, et réunit en quelques jours autant d’abonnés que FaceBook en un an, battant ainsi un nouveau record de croissance audience. Créé par la même firme, DALL-E, sur invite, crée des images à volonté. Ainsi depuis déjà quelques années, des outils appuyés sur une I.A de plus en plus performante réalise des œuvres qui se vendent dans les enchères les plus prestigieuses [2] , gagnent des concours (les juges apprennent après coup le réel auteur de l’œuvre), et permettent à de multiples directeurs artistiques de se passer d’illustrateurs et autres animateurs 2D et 3D. Par exemple, à la demande « Dans un environnement cyber-punk, fais-moi un personnage triste dans le style artistique de Van Gogh », l’I.A est aujourd’hui capable de faire des dizaines de propositions exploitables avant même que l’illustrateur ne produise sa première planche. Amusez-vous (comme chaque collégien) sur votre téléphone avec des logiciels comme « wonder-generateur d’art » ou autre (il en existe une multitude). Le résultat vous surprendra sûrement. Imaginez ensuite comment les 80 milliards de dollars (40 milliards pour les petites années) entièrement dédiés à la recherche pour l’I.A et seulement par Google peuvent générer des outils efficaces. La course effrénée à une technologie toujours plus puissante en matière d’Intelligence Artificielle, semble faire vaciller la confiance même de ses protagonistes. Elon Musk et des centaines d’experts demandent une pause de plusieurs mois dans la recherche du développement des I-A. Ces milliers d’experts, dans une tribune parue le 28 mars dernier, pensent que l’humanité n’est pas prête à recevoir cette « automatisation des emplois ». Ils prévoient une « irrigation de nos canaux d’information de propagande et de mensonges » capable de mettre rapidement en péril n’importe quel régime démocratique. [3] L’UNESCO appelle à mettre en œuvre sans délai un cadre éthique mondial pour l’I-A . [4] « Le monde a besoin de règles éthiques pour l’intelligence artificielle : c’est le défi de notre temps. » [5]
Le fait est que se multiplient les propositions de services basés sur l’IA. Travaillant actuellement à la création de mon nouveau site web, j’ai appris à lui intégrer facilement Chat GPT (et même comment ce dernier pouvait élaborer ledit site à ma place). Il me serait par exemple, relativement facile de programmer la publication mensuelle d’un article de blog sur le sujet de mon choix. Le robot se chargerai de les rédiger et de les publier. Des annonces proposent au romancier d’utiliser l’I.A pour corédiger leurs romans. Des « écoles de l’I-A » voient le jour, d’autre tentent d’intégrer de nouveau modules qui lui sont consacrés. Passons rapidement sur les propositions de devenir millionnaire en quelques jours sans rien faire, et pour revenir à notre visée première, interrogeons Google : « Comment l’I-A révolutionne le geste artistique ? » « La fin des artistes ? » « L’I-A est-elle une artiste comme les autres ? » « Quand l’I-A créée des œuvres d’art ! », « I-A révolution dans l’art ? » « Créer une œuvre d’art grâce à l’I-A ». La déferlante est telle que je pourrais passer ma journée à rapporter les titres de vidéos consacrées au sujet.
Mais qu’en est-il vraiment ?
Je le crois, la nouvelle génération d’intelligence artificielle va réellement introduire un changement. Il me semble que l’on peut comparer son arrivée à celle de la photographie et du nouveau métier qu’elle engendre dès 1839, le photographe. Une multitude d’artistes peintres dont le but n’était que de figurer le portrait de leur client, se sont retrouvés rapidement sans emploi. Les paysages et natures mortes à la seule visée décorative se sont vues remplacées par l’engouement quasi-général porté à la nouvelle technologie. Lorsque je vois, par exemple en termes d’illustration, les résultats que proposent Dall-E sur une demande précise, je suis stupéfait (je vous renvoie aux vidéos de I. Aberkane).
Illustrer son magazine, sa publicité, son blog en ayant à moindre coût et quasi immédiatement des dizaines de propositions plus cohérentes les unes que les autres, c’est le rêve de tout directeur artistique. Ce rêve est aujourd’hui réalité. N’en déplaise aux designers, graphistes, illustrateurs et autres communicants, quelle entreprise peut refuser une telle opportunité ?
La musique ? Il n’y a qu’à demander… Pour cette scène de mon dessin animé, je voudrais une mélodie sentimentale mais pas trop tragique, un tempo tranquille avec seulement du piano et du violoncelle, quelque chose entre Chopin, Satie et, pour mélanger les styles, l’aura de « Piensa en mi » de Luz Casal. Plus besoin d’un compositeur ni de réunir des musiciens…. Il me suffit d’appuyer sur « enter » ! Il ne s’agit pas d’être d’accord ou pas d’accord, c’est un fait. La question se pose. L’I-A est-elle en passe d’effacer les artistes ?
Discutant de cela avec un de mes enfants qui pense à des études de composition musicale, il me réplique du tac au tac : « Elle ne pourra jamais créer un morceau, elle ne peut faire que copier. » Effectivement, si l’I-A peut mobiliser en un temps record une quantité effroyable de données (et en cela nous ne pouvons pas rivaliser), elle ne peut que copier. Elle n’a pour point de départ que ces données existantes. Créer à partir de l’I-A, c’est se résoudre à placer l’acte créateur dans la seule invite que je lui adresse. En bien des cas, cela peut suffire, mais cela n’engendrera pas « le miracle » dont fait cas Rothko lorsqu’il parle de l’essence d’une œuvre d’art. Restreindre la création artistique à la seule utilisation de l’I-A reviendrait à une lassante répétition. Certes, l’alphabet engrangé depuis les débuts de l’humanité est d’une incalculable richesse, mais en rester là sous prétexte que nous pouvons jouer avec comme jamais, est une façon de réduire l’homme aux dimensions d’un algorithme par nature enfermant. Il est en fait étonnant de voir que ce qui nous est présenté comme un progrès incommensurable est en fait une proposition de régression si nous y adhérons de façon plénière. Toutes les recherches avouent orgueilleusement pointer vers cela : « une intelligence artificielle qui ressemble de plus en plus à l’homme au point d’être dotée d’une conscience propre » . La réalité montre qu’à l’usage, c’est l’homme qui ressemble de plus en plus à la machine. Il n’est qu’à voir comment, après quelques mois d’utilisation, l’algorithme de YouTube (par exemple) est d’un ennui mortel. Il nous propose toujours la même chose, les mêmes centres d’intérêts, les mêmes « You tubeurs ». (Qui se plaignent de la tyrannie du même algorithme les contraignant à des contenus toujours plus orchestrés, courts et fréquents.) La prédiction robotique nous circonscrit à un espace réduit en lequel nous étouffons. Certes, nous avons-nous-mêmes choisi les posters qui sont aux murs, mais les murs sont sans fenêtre.
Sûrement, les avancées technologiques vont se poursuivre, les résultats seront de plus en plus divertissants et jusqu’à un certain point arriveront à masquer l’alignement algorithmique des 0 et des 1. C’est fascinant et en bien des domaines, sûrement bien utile. Jamais pour autant cela ne viendra étancher la soif du cœur de l’homme. Il a besoin que l’art actualise sans cesse le lien invisible avec le mystère qui donne sens à sa vie. Nous avons besoin de nouveaux Chopin et de nouveaux Satie tout autant – et même davantage – que nous avons besoin d’eau et de blé. Nous avons besoin d’un art non créé de quantité et de répétition, d’un art qui fasse entendre « le monde chanter sur lui-même » [6] . Plus que d’un système (par définition clos en lui-même) productif surpuissant, nous avons besoin d’un art qui reste ouvert sur la perception du réel. Nous avons besoin de cette « non répétition » qu’est la grâce, de l’ouverture qu’elle offre. Nous avons besoin d’entrer dans son regard et que son regard entre en nous. Sans cela, la vie vaut-elle encore la peine d’être vécue ? Sans cela, avec Baudelaire, nous demanderons à la mort même de nous donner notre part au festin.
Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !
Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !
Nous voulons encore entendre et dire « Ciel », « Fleur », « Nuit », « Feu », « Pluie » et « Soleil ». Nous voulons encore entendre et dire « Merci ».
Nous voulons encore entendre et dire « Ciel », « Fleur », « Nuit », « Feu », « Pluie » et « Soleil ». Nous voulons encore entendre et dire « Merci ».
En face d’un monde où rapidement, les plus célèbres artistes seront ceux qui auront les meilleures machines auxquelles seront faites les demandes les plus conjoncturelles (pourquoi ne pas demander à une I-A de formuler ces demandes ?) et les plus susceptibles de séduire, il est possible que l’art, c’est à dire l’humanité, soit en danger. Il ne sera pas supplanté en termes de qualité, mais invisibilisé par la quantité du médiocre et du répété avançant toujours plus vers une uniformisation sans hauteur et sans profondeur.
Puisse, face à ce raz-de-marée annoncé, un petit reste s’ancrer aux sources vives de l’art vivant. Discutant il y a peu avec un ami, nous soulignions l’analogie entre la naissance d’une liturgie et celle d’un courant artistique. Dans les deux cas pensions-nous, cela sourd de la fréquentation d’avec le Mystère. « L’état créatif est une perception de l’émergence » [7] nous dit encore Silvestrov.
À l’heure où les écoles d’art planchent avec peur sur le comment intégrer l’I-A dans leur programme, je rêve et supplie pour que naisse une école d’art qui plonge aux sources de l’acte créateur. Non pas une école qui enseigne d’abord une technique ou qui fournit un réseau, mais une école qui touche la matière, qui aime le réel et qui enseigne la contemplation. Non pas une école où l’on apprend à faire, à dire et à montrer, mais une école où l’on apprend à écouter avant d’entendre, à regarder avant de voir, à recevoir avant de prendre. Je sais, cela peut sembler puéril et inutile. Je joue ma vie sur le fait que rien n’est plus sérieux à ce jour que cela : naître chaque jour d’une contemplation basée sur la simple observation, sur la participation aux choses, sur l’interrogation qu’engendre le seul fait d’exister. C’est de là seulement que peut naître l’art qui survivra à ce temps. C’est de la puissance de cette foi-là que peut naître chaque jour le miracle qui me porte à demain. Une contemplation qui avance au rythme de la vie, de la mémoire de chacun. Une contemplation qui respecte ce qu’elle lâche et ce qu’elle retient, ce qu’elle garde au cœur et décante lentement, ce qu’elle cache aux yeux, en partie ou totalement. C’est au rythme qui te correspond qu’elle dévoile l’étonnant aliment qui nourrit la vision. Elle irrigue les pensées, simplement, au bon moment et d’une lumière que l’on sait bonne à force de fréquentation. C’est une approche non binaire, non savante et non cérébrale. Nul n’est besoin de connaissance autre que le son du vent sur des plaines de neige, que l’éclat de la pluie sur le sol de béton ou dans ce pâle matin le sourire de mon enfant. Pénétrer ce qui s’efface déjà et le dire entièrement, avec sa part exacte et avec celle qui bouge, cela peut paraître de rien, et pourtant… Dire ce qui est vu, ce qui est entendu, sans rien ajouter, sans rien retirer, juste ce qui est, ici, en cet instant, et qui déjà n’est plus. Saisir sous la mouvante apparence des choses un aliment plus stable et bien qu’insaisissable, l’approcher. Demeurer là, voir que cela est bon, n’est-ce pas déjà entrer dans le regard d’un Autre ?
Dans le vacarme incessant de l’absence qu’engendre le monde c’est de l’attention à la simple présence des choses que naîtra un « in-copié » – un son, une image, quelques mots, un geste, qu’importe – qui soit un évènement. Là est la source de tous les imprévus, le bois vert du bourgeon nouveau, la terre des œuvres à venir
References
↑1 | conférences de Idriss J. Aberkane : https://www.youtube.com/watch?v=d0OsBWkkRtc https://www.youtube.com/watch?v=7KzhIs287hg |
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↑2 | Chez Christie’s en octobre 2018, dans une vente aux enchères lors de laquelle une œuvre d’Andy Warhol s’est vendue pour 75 000 dollars et une œuvre de Roy Lichtenstein pour 87 500 dollars, une œuvre d’art générée par une Intelligence Artificielle (IA) s’est envolée à 350 000 dollars (432 500 dollars prime acheteur incluse) pour une estimation entre 8 000 et 11 500 dollars. Le portrait intitulé Portrait d’Edmond de Belamy (2018) a été réalisé par OBVIOUS, un collectif parisien d’artistes grâce à un algorithme d’IA. |
↑3 | https://futureoflife.org/open-letter/pause-giant-ai-experiments/ |
↑4 | ONU info le 31 mars 2023 |
↑5, ↑7 | Audrey Azoulay, Directrice générale de l’UNESCO |
↑6 | V. Silvestrov cité par Olga Sedokova dans Entretiens avec Silvestrov ed Chora |