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Franci Bacon : Peindre la figure

Bien entendu, on peut – pour autant que l’on en ait les moyens- ne pas vouloir accrocher un Bacon dans son salon. Admiratif de certains aspects de sa démarche, je ne suis pas particulièrement attiré par son travail et n’en suis pas un spécialiste. Les propos qui suivent ne se veulent pas exhaustifs quant à ce qui détermine la qualité de l’œuvre de Bacon, et s’excusent par avance auprès des exégètes attitrés du peintre de laisser de côté des pans entiers de son travail sûrement nécessaires à une compréhension plus exacte de son œuvre. J’écris ces lignes en tant que peintre et non en tant que critique d’art. Je le fais pour souligner à travers lui une part qui me paraît essentielle dans les exigences du travail artistique. C’est aussi une façon de remercier Francis Bacon pour la loyauté qu’il a déployée afin de garder ouverte vers le réel la porte de la peinture.

 

Three studies for self portrait 1972 – Francis Bacon .

 

Ce qui m’a fait entrer avec intérêt dans le travail de Francis Bacon est son aveu de ne pas aimer les tableaux qui cherchent à raconter une histoire. Lorsque l’on regarde son travail, que l’on écoute ses entretiens écrits ou télévisés [1] , que l’on se penche sur cette « logique de la sensation »  [2] qu’est sa démarche artistique, force est de constater qu’il a cherché à évacuer le narratif. Il l’a fait sans choisir l’abstraction. Ne renonçant pas à la figure et pour en tirer toute sa force, il isole cette dernière, l’encercle, l’ampute. Il la livre soumise à une étrange pesanteur intérieure qui instaure une logique de transformation. Stupeur ! L’homme que l’on découvre est ce familier que l’on osait pas dire, et il semble se mirer dans le miroir de ce ce siècle ! L’homme est nu, dépouillé du fard des relations sociales et des illusions qu’il pouvait encore se faire sur lui-même au siècle précédent. Il n’a plus de centre, il a perdu son principe d’unité, il se désagrège. La matière ici coagule et boursoufle, là elle s’épuise, ailleurs elle s’absente… Un doute profond sur la personne semble informer chaque once de matière. L’homme est seul, comme perdu dans un monde coupé de sa source, dans un décor acculé à devenir chirurgical. Les corps, les visages sont émaciés, ils ont le teint de la mort et pourtant vivent encore. Ils ne sont pas défigurés, (les autoportraits de Bacon, par exemple, nous laissent le loisir de le reconnaître), mais des maux profonds s’invitent en surface. Une racine malade vient dire son fruit de manière plus crue que cruelle.

 

Tryptique, Francis Bacon.

 

Bacon semble peindre un état transitif, une corruption, le lieu d’un changement de nature. Il peint une forme qui tombe, une chute. « la forme n’est plus essence elle est devenue accident »[3]  Lui, dit chercher à « peindre le cri plutôt que l’horreur »[4] Le cri est volatile, colore tout l’environnement qui le contient, il est vie, expression d’une souffrance et à sa fine pointe, affirmation d’un absolu désiré mais absent. Le cri est peut-être le dernier instant de ce désir, l’effort de la conscience qui ne veut pas s’éteindre, l’ultime (il est aussi le premier) acte de la volonté vers son bien propre… Le cri est libre, il attend le miracle. L’horreur est un constat définitif. Elle est figée, froide, éteinte et passée. Elle est le fait qu’une force de mort a œuvré à sa guise. À n’en pas douter l’œuvre de Bacon peint le cri.

 

Three studies for self-portrait, Francis Bacon.

Sûrement que la vie affective du peintre que l’on sait extrêmement tumultueuse (ce qualificatif est bien loin de la réalité) a influencée son travail. Cependant, je crois qu’il serait simpliste de réduire tout son art à cette exégèse. Il avait une grande connaissance de l’histoire de l’art (qu’il pensait être une des exigences premières pour pouvoir se dire peintre) et même s’il s’en défendait parfois devant les caméras, une conscience aiguisée d’être un des peintres occidentaux incontournables du XX siècle (siècle qu’il tient presque en entier entre sa naissance et sa mort) [5] . Il a pris la création artistique au sérieux, conscient que chaque peintre, à sa manière, résume l’histoire de l’art. [6]

 

Study of George Dyer in a mirror, Francis Bacon

 

S’il est une pureté dans l’art du maître Anglais, c’est sûrement d’avoir cherché sans compromis à dire quelque chose du réel, et de le concrétiser en tirant de manière héroïque les conséquences de cette intuition fulgurante : la vérité de la figure ne peut se dire que directement, sans passer par un discours, une narration, une ambiance. Il cherche un contact direct avec l’étincelle qui fait que l’homme est homme, la chose est chose. La présence ne peut s’actualiser sans se débarrasser – et à n’importe quel prix – des « qu’est ce qui se passe? Qu’est ce qui va se passer, ou qu’est ce qui s’est passé? [7] (…) « Elle peut se montrer, elle ne peut pas se raconter. » [8] . Pour cela, le peintre brouille et efface, il nettoie sa toile de tout ce qui pourrait tendre à une atmosphère intimiste. Il veut nous empêcher d’atteindre le « j’ai compris », de nous installer dans la toile comme au coin du feu. Il le fait en introduisant dès le départ et à chaque étape de la création ce qu’il nomme « une catastrophe ». C’est sa gomme. Il faut éteindre ce qui dans la figure est nécessairement narratif par un élément irrationnel, un jaillissement issu de la catastrophe et catastrophe lui-même, un apport non décidé par la raison qui s’échappe de la main aveugle et vient happer la possibilité d’une conceptualisation, d’un rapport au temps discursif qui empêcherait la présence. Entrer authentiquement dans cette quête c’est entrer dans un processus où le peintre doit, dans un combat sans pitié contre lui-même, disparaître. Conscient que la chose à dire le dépasse de toute part, il prédispose l’imprévu, cherche à provoquer le miracle. C’est comme s’il devait peindre à son insu, afin que le tableau puisse accueillir la trace d’un infini espéré… Comment ne pas penser au vers de St Jean de la Croix qui dans la nuit obscure allait sans être vu…

Dans cette nuit heureuse,
en secret, car nul ne me voyait,
ni moi ne voyais rien,
sans autre lueur ni guide
que celle qui en mon cœur brûlait. [9]

 

Triptyque, Francis Bacon

 

L’invisible s’est toujours représenté en peinture. Les cinq sens, les plaisirs intellectuels, les forces divines ont été exprimés et s’expriment encore de bien des façons. Le temps qui passe, le vieillissement et l’inéluctabilité de la mort également, (pensons par exemple à un bouquet de rose allant du bouton à la fleur fanée). D’innombrables vanités cherchent à nous orienter par le même procédé allégorique soit vers les plaisirs de la vie, soit vers les vertus bienheureuses. Francis Bacon fuit ces codes. Il distingue l’illustrateur qui décrit la réalité du peintre réaliste qui dit quelque chose du réel [10] . C’est avec une certaine héroïcité et sans compromis que le peintre cherche la vérité de la figure qui doit marquer sa toile. Fini les fards et les détours, la présence se doit d’apparaître! La chose doit se saisir dans l’immédiateté. Le miracle doit se manifester! Chaos lui-même dans un siècle de chaos, il cherche à « laisser un document sur la vie ». C’est comme si tout était désormais poussé par une urgence. Sa peinture se tache de sang [11] au siècle des idéologies meurtrières ; elle vacille et chancelle au temps des nouvelles sciences humaines et des philosophies de l’absurde. À l’heure des exterminations de masse, l’homme que peint Bacon se réduit au corps, se concentre sur la chair au point parfois de donner l’impression qu’il veut entrer en elle. L’homme est le corps, le corps est la viande, la viande est souffrance. Le résultat est sans échappatoire, sans excuses. Une humanité lourde et tournée sur elle même apparaît, errante, souffrante, reprenant le vers d’Eschyle que le peintre a fait sien : l’odeur du sang humain ne me quitte pas des yeux.

References

References
1Francis Bacon – Arena BBC Documentary 2005 https://www.youtube.com/watch?v=iLSNuZIrm04
2Gilles Deleuze Francis Bacon Logique de la sensation
3, 4, 6, 8in « Francis Bacon Logique de la sensation / Gilles Deleuze »
5Francis Bacon, né le 28 oct 1909 à Dublin et mort le 28 avril 1992 à Madrid
7in « Francis Bacon Logique de la sensation / Gilles Deleuze ».
9  St Jean de la Croix. La nuit obscure / strophe 3
10, 11Reportage ina : https://fresques.ina.fr/europe-des-cultures-fr/fiche-media/Europe00194/francis-bacon.html

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