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Il m’est arrivé parfois de suivre, de loin, quelques débats entre artistes. Certains étaient « pour un art engagé », d’autre ne l’étaient pas. Il s’agissait là d’engagement envers « une cause », et le débat semblait ne jamais pouvoir finir sinon, au mieux par une fâcherie, au pire, par de la violence. J’aimerais aujourd’hui (ne l’ayant pas fait avant), apporter mon humble contribution à ce débat.

Si s’engager c’est prendre un risque vers une direction, apercevoir un but et s’y porter, alors l’art est engagé. Il l’est par nature. Il l’est par l’artiste qui s’emploie à l’affirmation de la présence du mystère dans le monde. Il l’est, à mon sens, pour cette inconnue qu’est la beauté. C’est, je crois, sa forme propre d’engagement, celle qui en rien n’ampute à sa grandeur, celle qui seule lui permette de respirer pleinement la gratuité nécessaire à son épanouissement. Le chemin qu’implique cette finalité – l’expression de la présence de l’Être en ce monde – oblige parfois l’artiste à bousculer l’ordre établi.

 

L’œuvre doit simultanément employer une « écriture » lisible et s’arracher à ce qui en elle, est trop conceptualisé. Cette insolvable équation oblige à une audacieuse prudence. Un art qui voudrait s’engager dans un combat proprement idéologique devrait, pour se faire, quitter sa finalité propre et la grandeur singulière de son langage. Il signerait par là une forme de divorce avec lui-même. Comme un art, qui, pour des raisons lucratives, choisirait pour finalité d’être seulement décoratif s’ordonnerait de fait à l’artisanat, un art qui viserait le militantisme et la propagande perdrait son or et sa substance. Si, au risque de finir comme Icare, l’approche imprudente de l’Incréé lui est interdite, naviguer trop proche de l’écume des idéologues lui est également un péril. Son vol est ailleurs que dans l’ordre des idées, et cela même si la raison éclairée et prudente, l’imagination purifiée, viennent le féconder.

Est-ce à dire que l’art n’a pas sa part au monde et à ses remous? Il est évident, et sans déroger à ce qui vient d’être dit, que la marque de l’actualité se retrouve dans l’œuvre. La blessure du temps, son attente, se retrouve à sa manière dans l’ouvrage artistique. L’artiste a part entière à la réalité de l’œuvre. Il n’est pas une cause matérielle séparée cliniquement de sa source d’inspiration. De tout temps, le contexte social et politique a influencé les artistes et donc leurs travaux. Le peintre Toutounov explique que le chahut des ouvriers derrière lui entre dans le tableau du paysage qu’il est en train de peindre. Le processus est de cet ordre. Beethoven annotait de phrases conquérantes ses partitions au temps des batailles avec l’armée Napoléonienne. Matisse, quant à lui, demande dès le début de la première guerre mondiale à rejoindre ses amis peintres partis sur le front. Il a 46 ans et avec son ami Marquet ils interrogent Marcel Sembat : « Nous en avons assez de rester à l’arrière… Comment pouvons nous servir le pays ? » Le ministre des Travaux publics leur répond : « En continuant, comme vous le faites, à bien peindre ! ». Il peint ensuite, avec grande douleur, un tableau représentant une porte ouverte sur un espace noir. Le même homme, en 1944 cette fois, verra sa femme et sa fille arrêtées pour fait de résistance par la Gestapo. Si son épouse est relâchée après quelques semaines de prison, sa fille sera elle torturée et remise en liberté totalement défigurée. Il pourra la revoir en 1945 et faire quelques dessins d’elle. Dostoievsky est aux prises avec les prémisses de l’athéisme qui envahira la Russie. Anna Akhmatova joue son oeuvre en face du régime Stalinien, Ossip Mandelstam refuse le compromis et meurt en déportation… Elle est longue, interminable, la liste des artiste qui ont résisté et lutté contre toutes sortes de régimes destructeurs. C’est une évidence, cela marque l’histoire de toute part. En certaines période pour affirmer son destin il n’est d’autre choix que d’entrer en résistance. Mais qu’est-ce que cela veut dire? Faut t-il trouver un réseau clandestin ? Jean Moulin a t-il laissé des descendants ? Et quelle est donc la nature de cette résistance ?

Entrer en résistance, pour l’artiste, ne veut pas dire s’enfermer en une tour d’ivoire et se fermer au bruit du monde (même si celui-ci est méchant) afin de trouver l’absolue pureté dont les hommes ont besoin. L’absolu est là. Il est déjà là. Il est toujours là. De même, lutter contre une idéologie mortifère ne veut pas dire, pour lui, monter en première ligne et user des outils propres à la lutte des idées. L’encre du poète ne doit pas servir le slogan (à moins, peut-être, qu’il ne change pour cela de stylo). C’est un devoir pour lui de taire les revendications trop crues et de devoir, d’une certaine manière, laisser décanter les injustices et les mensonges, la tristesse de la défaite ou l’exaltation de la victoire. La morsure du siècle le saisit comme tout un chacun, et l’évidence du parti à prendre ; mais l’immédiateté du cri est comme interdite. Tout doit se retrouver dans l’œuvre sous une forme nouvelle et saisissable pour tous. Naît du temps, une parole durable hors contexte, une évidence non clivante.

 

Résister, n’est-ce pas simplement poursuivre sa route ? Garder le cap, sourd aux enchantements qui voudraient que l’on se détourne de notre visée première. N’est-ce pas cela résister ? Tenir, tenir encore et prendre les moyens de tenir. Profiter des vents contraires pour se fortifier dans la confrontation, pour approfondir son choix à la lumière de la raison nourrie. Résister c’est choisir, et re-choisir plus sûrement encore. C’est faire mémoire de ce qui, tel jour, à tel endroit, nous a mis en route. Résister, c’est refuser de donner son consentement à toute forme de séductions mensongères, de pouvoir sournois et intrusif. « Ce que veut le pouvoir c’est toujours le consentement » [1] . Résister c’est mettre plus haut que tout la qualité de la relation que j’entretiens avec la Vérité, la Beauté, la Bonté. C’est croire que ni la quantité des erreurs ni celle des trahisons, des lâchetés et tout ce qui fait le bruit fracassant des bottes du monde ne survivra à l’éclat de cette seule petite flamme dans son sanctuaire qu’est ma conscience éclairée. Cela ne va pas de soi ! Cela ne se fait pas béatement et sans combat ! Cela ne se fera pas sans cette sorte de labeur que réclame la contemplation. Il nous faut sans cesse revenir aux maîtres qui la nourrissent, au simple rayonnement du réel qui la déclenche, à Celui qui en est la source et la fin. Cela ne se fera pas non plus sans ces quelques compagnons de lutte que la vie nous donne et cet humble courage qui garde l’amitié vivante. Plus l’étau se resserre moins l’amitié est un luxe. Elle se révèle une source gratuite et nécessaire à la fois. Résister c’est prendre soin de son destin. Prendre soin de son destin a pour conséquence que d’autres peuvent également affirmer le leur. Nous marchons en compagnie. J’ai appris récemment qu’en tant de guerre, les « snipers » ne sont pas seuls et isolés sur leur poste d’observatoire.

Résister c’est être le coin d’acier dans la bûche de bois. C’est refuser d’éparpiller sa violence et sa colère ailleurs que dans la simple et profonde affirmation de ce pour quoi je suis fait. Résister, c’est orienter son désir de justice vers l’expression courageuse d’une appartenance au Mystère. C’est refuser l’anarchique explosion de la révolte pour le choix de la force. C’est la force d’agir et celle de ne pas le faire. C’est la force de mourir plutôt que de tuer, et celle de tuer plutôt que de mourir. C’est l’expression patiente d’un mode de vie ordonné à la situation. C’est souffrir les évènements avec tant de sérieux et de loyauté, avec tant de foi, qu’ils passent de l’infécondité à la fécondité. L’art ne peut survivre que là. Comme tout un chacun il ne peut rester lui-même que tenant, le temps qu’il faudra, proche des évènements, puisant sa force debout dans la contemplation de cette vie même qui semble se dérober pour toujours.

References
1Don Luigi Giussani

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KALOS KAÏ AGATHOS

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