Conscience de la continuité
Dans son livre « le rideau », Milan Kundera cherche la raison d’être de l’art du roman. Pour ce faire, l’auteur regarde l’histoire à la lumière de quelques romans incontournables et scrute ce qui est propre à cet art littéraire. Au début de l’essai, il dévoile avec force et certitude un principe qu’il est sûrement bon, en tant qu’artiste et amateur d’art, d’avoir à l’esprit.
« Imaginons un compositeur contemporain ayant écrit une sonate qui, par sa forme, ses harmonies, ses mélodies, ressemblerait à celles de Beethoven [1] Imaginez même une œuvre composée comme un chef d’œuvre du grand Ludwig! Comment cette pièce extraordinaire serait-elle reçue par le public aujourd’hui ? Pensez-vous qu’un seul critique crierait « chef d’œuvre ! » Qu’un seul mélomane s’exclamerait : « Un nouveau Beethoven est né ! » Il n’en serait rien… Kundera affirme que cette œuvre « prêterait à rire. Au mieux, on applaudirait son auteur comme un virtuose du pastiche » [2]
L’auteur nous interroge : Qu’est-ce à dire ? « La sensation de beauté au lieu d’être spontanée, dictée par notre sensibilité, est donc cérébrale, conditionnée par la conscience d’une date ? » [3] N’y a-t-il pas là une énorme hypocrisie ? La beauté n’est-elle qu’un effet de mode ? Pourtant, ce qui est beau un jour n’est-il pas beau toujours?
C’est avec un grand réalisme que Kundera poursuit son analyse. « On n’y peut rien », dit-il « la conscience historique est à tel point inhérente à notre perception de l’art que cet anachronisme (une œuvre de Beethoven datée d’aujourd’hui) serait spontanément (à savoir sans aucune hypocrisie) ressenti comme ridicule, faux, incongru, voire monstrueux. » [4] Il synthétise enfin sa démonstration en quelques mots qui signent, il me semble, un grand principe : « Notre conscience de la continuité est si forte qu’elle intervient dans la perception de chaque œuvre d’art. » [5]
J’aimerai doubler cette affirmation par la réflexion d’un peintre devenu incontournable. Lorsqu’un journaliste demande à Francis Bacon ce qui, pour lui, est essentiel à l’artiste peintre, le déjà célèbre Anglais répond sans hésitation qu’en premier lieu, c’est la connaissance de l’histoire de la peinture. Il aurait pu parler de technique, de regard, de sensibilité, de passion…. Il désigne cette « conscience de la continuité ». Le peintre, qui sans cesse a affirmé que « le travail de l’artiste est de de toujours sonder le mystère », est conscient que cela ne peut se faire qu’en lien avec son temps et comme, tenant par la main, tous ses prédécesseurs. De même qu’un surfeur glisse en équilibre sur la crête mouvante de la vague, l’affirmation de la présence étonnante de l’être dans le monde est le fil rouge qui tisse toute l’histoire de l’art. C’est sur cette brèche que l’artiste risque sa vie, son œuvre ; à l’écoute de cette mystérieuse présence qui dit le monde à chaque instant, à l’écoute de ce qui s’affirme comme la seule chose à en valoir la peine.
« La vérité (…) se distingue de tout ce qui s’offre généralement, sans valeur intéressante, par la force avec laquelle elle s’annonce et se met en évidence, par sa manière d’accuser puissamment l’être là de l’existence. » [6]
Au travers l’histoire toujours bégayante, c’est de l’évidence de cette expérience que vit l’art. C’est cette présence que cherche l’artiste, et cette rencontre reconnaissable entre toutes se fait toujours dans l’instant présent.
« Cependant tout le poids de cette présence ne devient manifeste que si l’on prend acte de sa mobilité de circulation entre le passé et le futur. La présence se donne, en effet, comme ce qui est toujours en train d’arriver. (…) Cette propriété de tomber précisément toujours à l’instant constitue son orientation interne vers le futur » [7] . Le présent de l’être déborde le présent.
Parce qu’engendré par une totalité, la « conscience de la continuité » (qui s’inscrit dans un temps linéaire, la conscience historique) pourrait être entendue dans l’ordre du mystère sous cet angle : la conscience de la totalité. Le chef d’œuvre, cette « présence toujours en train d’arriver » saisie et offerte, s’inscrit à sa place dans un tout. Unique, il ne peut être répété sans aussitôt être démasqué. Ce « fragment d’être », redis à l’identique, même copié parfaitement sous une forme artistique sensible, devient un mensonge, un non-présent, une infécondité n’ouvrant pas vers le futur.
Tout cela interroge la notion de « progrès » en art. Entre les fresques de Giotto et les tableaux de Rothko peut-on parler d’un quelconque « progrès » artistique ? Milan Kundera nous livre son éclairage : « Appliquée à l’art, la notion d’histoire n’a rien à voir avec le progrès ; elle n’implique pas un perfectionnement, une amélioration, une montée ; elle ressemble à un voyage entrepris pour explorer des terres inconnues et les inscrire sur une carte. » [8]
Il est des œuvres qui atteignent et d’autres qui n’atteignent pas. Certains affirment davantage l’élan qu’un lieu sur une terre inconnue, d’autres semblent trouver leur place d’un seul coup et s’y installer pour toujours. (D’autres encore, semblent ne pas même avoir conscience du voyage à entreprendre.) Contrairement à la science qui avance sur une logique de progrès, (un nouveau vaccin annihile le précédent s’il est plus efficace), les œuvres abouties demeurent et s’éclairent les unes les autres. Si l’I Phone XI rend obsolète une grande partie de ses prédécesseurs, Arvö Part ne nous fait remiser ni Shubert, ni Rachmaninov. La plénitude, que chacun a su trouver, s’offre toujours. L’étincelle de beauté découverte ne s’efface pas à l’arrivée d’un nouveau chef d’œuvre. Plus que l’histoire socio-politique qui toujours bégaye, l’histoire de l’art donne sens. Elle le fait parce qu’elle « inscrit sur une carte » des points de correspondance avec ce qui est le plus précieux pour l’homme, ses croisements avec l’infini, l’affirmation d’une plénitude présente et accessible à chacun. Tel le « JE », qui désigne ma personne, subsiste au travers les âges de ma vie, l’œuvre d’art demeure et affirme notre correspondance avec le mystère lors même que les grands événements du monde se répètent et s’empilent. Il semble même parfois, que ces derniers ne sont que pour permettre l’affirmation toujours plus consciente de l’ « être là de l’existence ».
Dire cela c’est dire que l’art ne procède pas de la robotique, de la statistique ou de quelque calcul que ce soit ; il ne se « fabrique » pas. La tradition n’est pas un passé plus ou moins éteint à partir duquel on pourrait déduire une avant-garde. L’art ne trouve pas sa place, non plus, dans la nostalgie ; fut-elle inspirée par les plus grands courants passés. Je ne crois pas pour autant qu’il faille confondre les modes avec les grands carrefours de l’histoire de l’art, le plus souvent à visées mercantiles, elles durent le temps que brûle la paille qui les nourrit. L’art ne trouve pas non plus d’affinité dans l’idéologie qui voudrait le contraindre et le restreindre à ses vues toujours intéressées.
Les choix qui font naître l’art dans le monde sont impérieux, radicaux, ils s’inscrivent dans le présent de l’artiste. Ce dernier subit l’étreinte de son époque. C’est un terreau qui a sa part dans la naissance de l’œuvre. La réalisation d’une œuvre est une chose extrêmement concrète, et ce pragmatisme oblige à des choix qui semblent toujours des fondations. Ils sont de l’ordre de ceux qui séparent la nuit et le jour, le ciel et l’eau, l’eau et la terre… Rien ne peut être deux choses à la fois. Il n’est pas de place ici pour le compromis. L’œuvre réclame l’intime, elle veut n’être saisie que pour elle-même, le mystère ne tolère d’être choisi qu’entièrement. C’est un chemin sur lequel il est possible de se perdre d’un coup ; mais lorsque le temps est venu, la porte peut elle aussi, je crois, s’ouvrir en un instant…