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« Ne cherchez pas à suivre les pas des hommes qui vous ont précédés. Cherchez ce qu’ils cherchaient ». Bashô

 

J’aime découvrir de nouveaux artistes. J’aime approfondir la connaissance de ceux que je connais déjà. Je les fréquente à travers leurs œuvres et leurs écrits, la façon dont ils ont vécu et celle dont ils sont morts. Lors même que parfois l’œuvre me laisse indifférent, le feu qui l’a engendrée me bouleverse. Il semble qu’il y ait un point de fuite qui les réunit tous : aucun des plus grands n’a évacué l’étonnement provoqué par le simple fait de vivre. Que ce soit de manière sereine ou totalement dramatique, aucun n’a abandonné le désir de « la vraie vie », le goût de ce « je ne sais quoi, que l’on vient d’aventure à trouver » [1]. C’est comme si, hors de cette rencontre, rien n’avait de réel intérêt, comme si le temps qui ne pouvait s’orienter là était perdu. L’affrontement – qui à certaines heures peut être question de vie ou de mort – avec le mystère qui met au monde toute chose en la parant de beauté, est, chez les grands artistes, présent avec une intensité hors du commun.

 

Giacometti marche dans sa « chambre/atelier » en cherchant à haute voix le point d’équilibre/déséquilibre qui le fascine chez l’homme qui marche. Il en oublie celle qui l’aime et qui patiemment l’attend sur le coin du lit. Marc Rothko cherche sa vie entière à faire passer tout le drame qu’est l’homme dans une toile ! Nicolas de Staël brûle de ne pouvoir ni quitter ni peindre pleinement l’objet dont il pressent la puissance. « On ne peint pas ce que l’on voit ou ce que l’on croit voir, on peint 1000 vibrations, on peint le coup reçu. » [2]. Turner épouse la tempête : « Je voulais montrer à quoi pouvait ressembler ce genre de spectacle. Pour cela, je me suis fait solidement amarrer au mât d’un bateau. Fouetté par la mer et la neige quatre heures durant… C’était le seul moyen, et si j’en réchappais, de peindre la tempête… » [3]. Baudelaire demande à la mort même une part de « nouveau ». Tarkovski filme la terre lourde et boueuse pour nous parler du ciel. Lors même qu’il devient sourd Beethoven « commence à entendre sa musique ». Dans l’acte de peindre, Pollock tente de disparaître afin de, peut-être, saisir quelque chose de non-fabriqué. Paul Celan tente de féconder des champs entiers de torture de sang et de haine.

Personne ne nous pétrira de nouveau de terre et d’argile, personne ne soufflera la parole sur notre poussière. Personne.

Loué sois-tu Personne. C’est pour te plaire que nous voulons fleurir. À ton encontre. (Psaume – extrait)

Anselm Kiefer s’affronte à ce même combat. Les impressionnistes fixent tant la lumière du soleil qu’ils s’en brûlent les yeux. L’arbre auprès duquel A. Garcia Lopez se tient pousse plus vite que ce dernier ne peut le peindre. Qu’importe au peintre Espagnol l’œuvre inachevée, le respect qu’il porte au cognassier demeure intact ! [4]. La liste pourrait s’allonger…

Savoir tenir un pinceau ne suffit pas. (Pour certains même, c’est accessoire.) Le combustible de l’œuvre d’art c’est le mystère présent. C’est là ce qui est visé, c’est là ce qui doit être atteint. Pour ce faire, « les idées ne suffisent pas, il faut le miracle ». [5]

 

Si, par définition, l’imprévu ne peut se prévoir, il reste possible d’y être attentif. Peut-être même qu’à force de désir, d’attente et de respect, il est possible de le provoquer. Le désir, hâte la venue… Pour ce faire, il semble qu’un grand principe reste d’actualité : les frontières du temps et de l’espace ne s’ouvrent que lorsqu’on les épouse. Elles ne se déchirent vers un ailleurs que lorsqu’on les chérit comme les données essentielles d’une réalité donnée. Elles s’ouvrent au mystère dans la mesure où humblement j’accepte de me laisser transformer par les exigences qu’elles engendrent. La possibilité d’une relation féconde avec un donné présent, dont je ne suis pas la cause et dont l’origine m’échappe, se révèle à l’intérieur des deux grandes limites qui font que l’on ne peut être à chaque instant qu’en un seul lieu à la fois. Si cette contrainte peut à l’âge des révoltes entraîner une étrange suffocation, une frustrante amputation de la liberté, un sentiment d’injustice et de non-sens ; à l’heure de la maturité, elles deviennent les rives nécessaires entre lesquelles la vie coule tranquillement. La formulation est sûrement trop synthétique, mais : l’ailleurs est ici. Sitôt que tu pars à sa rencontre, d’une certaine manière, tu t’en éloignes…

« Tard je t’ai aimée,

ô beauté si ancienne et si nouvelle,

bien tard je t’ai aimée !

Et voici que Tu étais au-dedans, et moi au-dehors… » [6]

 

L’ineffable est là. La beauté est là. Seulement là… Là où s’ouvrent tes yeux… nous enseignent les sages de l’Inde.

Cette prise de conscience n’éveille pas à un savoir conceptuel ni à une réalité abstraite, mais à la possibilité d’une relation – un lien qui perdure et évolue dans le temps – avec le mystère de l’être. « Les choses trouvent véritablement en nous un équivalent interne » [7]. Comme toute relation, cela engendre un changement dans notre existence et influe sur notre vie au point de petit à petit la transformer. Les choix s’orientent différemment, allant naturellement vers un approfondissement de cette relation perçue comme sens ultime de l’existence. À force de désir, les grands artistes ont, d’une certaine manière, forcé le miracle. Avec une incroyable audace ils ont, jour après jour, épousé l’imprévu. La justesse de leur quête a pour ainsi dire « capturé » une part du mystère ; et ils le mettent à notre portée…

Il n’est pas de plus grand amour que de chercher le visage qui se tient derrière le mystère des choses. Il n’est pas de choix plus rationnel que de chercher à suivre cette présence. Il n’est pas de vie plus sérieuse que celle qui s’oriente totalement vers cette quête. Il n’est pas de vie plus vertueuse que de n’accorder à cela, aucun compromis.

References

References
1St Jean de la Croix
2Nicolas de Staël
3William Turner
4Voir « le songe de la lumière » film de Victor Erice
5Derain
6St Augustin « les confessions »
7Paul Cézanne

restons ensemble...

KALOS KAÏ AGATHOS

La lettre qui vous veut du bien