Les musiciens du Titanic
Il est dit que lorsque coula le Titanic, les musiciens continuèrent à jouer jusqu’à l’instant d’être engloutis. Cette attitude face à la mort m’a toujours étonnée et continue de m’interroger. J’y pense souvent.
De la cabine de pilotage des décisions fusent, parfois justes, le plus souvent incohérentes et inadaptées. Trop tard ! Le mal est fait ! C’est avant l’impact qu’une décision aurait dû être prise. Il est impossible de revenir en arrière. Le capitaine comprend qu’aucun ordre ne pourra plus désormais changer le cours des évènements. L’issue est inexorable.
L’équipage, mis au courant, se démène nerveusement. Son agitation tente en vain de masquer son impuissance face aux dégâts causés par l’iceberg. Dans ce climat angoissant, les passagers que l’on tente de rassurer et de canaliser pressentent l’effroyable sans pour autant pouvoir le nommer. L’orchestre -ils sont huit jeunes hommes de 20 à 33 ans- joue. Cet impensable chaos naissant se passe en musique.
Rapidement, les matelots organisent le sauvetage. Ils sont, pour beaucoup, héroïques. C’est l’heure en laquelle passent, avant les hommes, « les femmes et les enfants ». Les canots de sauvetages se remplissent, puis, mis à l’eau, s’éloignent du navire. L’orchestre joue. C’est l’heure où la vie s’inquiète pour elle même. C’est l’heure où l’apparat s’enfuit, l’heure en laquelle la vertu s’éprouve. C’est l’heure où chacun estime secrètement les places qu’il reste dans les canots. Il n’y en aura pas pour tout le monde. C’est l’heure où l’on devient d’un coup, tout bon ou tout mauvais. Les uns comptes, les autre se résignent, certains s’affolent. L’orchestre joue. Un oeil sur la partition, peut être que certains d’entre eux pensent aux visages aimés, amèrement ils songent au temps perdu, avec inquiétude à la vie de ceux qui vont rester. Quoi qu’il en soit des sentiments qui les traversent, ils continuent de jouer et de jouer ensemble. Des regards fusent de l’un à l’autre, ils s’interrogent du coin de l’oeil. Ils sont liés par un destin commun. Pas un ne pose l’instrument qui le fait vivre.
Viennent les dernières minutes. Tout ce qui peut être sauvé doit être sauvé. L’heure de l’Espérance sonne lorsque tout espoir est vain. Tandis que le bateau continu de couler l’orchestre se déplace sur le pont, à l’avant, il continue de jouer. Les musiciens jouent maintenant pour un public qui se sait perdu. Ils jouent sachant qu’en un instant maintenant proche tout finira d’être englouti. Mais pourquoi donc ? N’est-ce pas vain ? Pourquoi donc continuer lors même que tout est fini ou presque ? Pourquoi quelques moribonds assistent, au seuil de leur mort, à ce concert dérisoire ?
À quoi cela sert-il ? À quoi cela a t-il servi ? N’aurait il pas mieux valu qu’ils aident les personnes âgées à monter dans les canots de sauvetage ? Des bras supplémentaires auraient sûrement été utiles pour tenter de réduire la voie d’eau, pour aider les mamans à calmer les enfants, pour assurer le service d’ordre auprès des hommes les moins vertueux. L’un ou l’autre de ces artistes auraient peut-être même pu sauver sa peau, retrouver celles et ceux qui vont maintenant le pleurer. Nul doute que certaines de ces pensées leur ont traversé l’esprit. Mais rien n’y a fait ! Rien, sinon quelques accords de jazz, quelques valses, quelques cantiques… Dans l’urgence, à l’heure où chaque seconde compte pour sauver des vies, voilà bien un gaspillage terrible, (peut-être même criminel), au mieux, une belle brassée de notes inutiles.
Il est possible de prêter aux différents personnages, diverses réactions Il existe une multitude d’attitudes qui nous font aller « jusqu’au bout »…
En était-il un qui jouait pour vaincre la peur, pour vaincre sa propre peur, le tempo, les clés de fa et d’ut, les dièses et le bémols devenant une sorte de jus médiocre et rassurant? Une espèce de bain tiède en lequel on ne se sent pas très bien mais d’où l’on ne veut pas sortir car dehors, ce pourrait être pire. Une sorte de confort tant bien que mal rassurant, un « moins pire » étroit et trompeur car, s’il évite le comportement irrationnel qu’engendre généralement la peur, il ne permet pas de donner sa pleine mesure, d’atteindre à la liberté. « Que fais tu là? » « On joue de la musique…. »
Peut-être en était-il un qui seulement continuait à jouer « pour faire comme les autre ». Ne sachant pas quoi faire (ni comment faire pour le savoir), il a regardé ce que faisaient les autres, les plus proches, puis, a fait pareil. Il n’y a là rien qui ne parte d’un « je » affirmé et conscient. À la question « pourquoi poursuis-tu le morceau ? », sûrement aurait-il répondu que « les autres non-plus n’ont pas arrêté de jouer« .
Il est difficile d’imaginer que l’un d’eux ait, en ces circonstances, continué de jouer uniquement pour ne pas perdre son cachet. À cette heure, les valeurs se renversent et cela est devenu totalement incongru que de jouer pour de l’argent. Les premiers sont devenus derniers, (les enfants passent avant le capitaine et la gratuité est un protagoniste plus puissant que la finance…).
Poursuivons de scruter nos musiciens. Des attitudes possibles en ces circonstances, la liste n’est pas exhaustive, mais nous ne pouvons pas écarter qu’un stoïcisme rigoureux (pour ne pas dire rigide) ait poussé l’un d’eux à tenir son rôle jusqu’à d’extrême. « Pourquoi joues-tu lors même que le monde est en feu? » « C’est un devoir pour moi de ne pas quitter ma fonction. Je joue car je dois le faire. » Si, au vu de la gravité de la situation, cette attitude a la grandeur de l’héroïsme, je doute qu’elle offre beaucoup de profondeur et de nuances à la musique jouée. Il est aisé de percevoir que la nécessaire dimension de gratuité que réclame le jeu est absente du registre volontariste. Ce dernier a des ailes, mais elles sont de plomb.
Bien se rendre compte de ce qui se joue là implique une lecture claire de la situation et des véritables enjeux visés. Il s’agit de vivre pleinement ce passage entre « être de ceux qui festoient sereinement dans un des fleurons du progrès et du luxe » à « l’inexorable descente de ma vie et celles de beaucoup d’autres dans les sombres profondeurs des mers« . Entre les deux termes de l’équation, il y a un instant, le choc imprévu entre un bateau et un iceberg. Il y a encore quelques instants, personne n’aurait laissé sa place sur le Titanic, le monde entier enviait ceux qui étaient à bord. Maintenant, personne ne prendrait leur place, pas même pour tout l’or du monde. C’est un chavirement soudain et vertigineux. Ce radical changement de paradigme somme chacun de voir et saisir la véritable finalité de son existence.
Pensons un instant que l’un d’eux ait vécu ce naufrage librement, en pleine conscience. Imaginons qu’il ait épousé tellement le fait d’être musicien que pas un espace, pas un décalage ne vienne s’immiscer entre lui et sa musique. Qu’il me reste 50 ans à vivre ou qu’il me reste quelques minutes encore, qu’importe. Que je joue dans la plus belle fosse du monde pour un parterre de Rois ou que je joue sur la brèche désertée qu’est le pont de ce bateau fantôme, qu’importe du moment que je joue avec toute l’intensité et la ferveur du monde. Nous étions, en un instant, précipités par ce drame aux portes de la mort, nous voici tout aussi subitement au coeur de la vie. « Il s’agit de lutter pour cela, pour rester des joueurs inutiles (…) qui n’ont rien d’autre à faire sur terre que ce qu’ils feront au ciel, c’est à dire de chanter leur amour. » [1] . Seule la profonde et intime conviction d’être à sa place, c’est à dire dans une attitude ontologiquement juste, peut donner à chacun de poursuivre véritablement sa vie lors même que les circonstances se renversent ainsi. « La profondeur avec laquelle il nous faut accepter de n’être rien et de chanter pour rien nous est manifestée précisément par la méditation de ce que nous serons au ciel. » Nous somme invités à entrer dés maintenant dans notre attitude éternelle, (…) à avoir l’audace et l’humilité de donner à nos activités la signification exacte qui sera celle du ciel. (…) C’est à dire de chanter, de chanter pour rien, de chanter gratuitement, et de chanter n’importe quoi… Telle est la seule morale que Dieu nous propose avec la plus implacable rigueur. Ce n’est pas pour rire qu’il nous demande de rire… » [2]
À Louis de Gonzague qui était en train de jouer, un camarade demanda un jour « Si tu étais certain d’être mort dans une heure tu ferais quoi? » Le futur saint répondit simplement « je continuerai à jouer ». Je ne peux m’imaginer qu’au moins un des musiciens du Titanic n’ait joué, cette nuit là, dans la simplicité de cette liberté là. (Peut-être était-ce Roger Bricoux, jeune violoncelliste Français d’à peine vingt ans. À moins que ce ne fut Wallace Harley que l’on retrouva, noyé, en train de serrer l’étui de son violon, l’instrument accroché à son uniforme.) Il est probable que cette attitude ait donnée le « la » à toute cette petite communauté au destin si remarquablement lié.
À certaines heures, sans pour autant sombrer dans un pessimisme désespéré, je ne peux m’empêcher d’imaginer notre monde comme un immense paquebot sophistiqué ayant une énorme voie d’eau. Lorsque peut-être les nouvelles sont plus noires que d’habitude, je me sens comme un de ces musiciens. Plus exactement, je me sens comme tous les musiciens à la fois et j’entends : « Pourquoi perds-tu ton temps à peindre des choses inutiles lors même qu’il y a tant de vies à sauver? » « Pourquoi ne pas rejoindre l’équipage, ne pas trouver un travail comme tout le monde et subvenir correctement aux besoins de ta famille, comme un vrai homme? » « Regarde autour de toi, chacun court et s’affole, personne qui n’écoute la musique de ta peinture. C’est folie et présomption. Va donc rejoindre un canot de sauvetage. » J’essaye de contrôler cela et tache de me convaincre « Ça va s’arranger… Fais un effort, soit fort, ne faiblis pas, durcis toi, c’est ton devoir de rester à ta place… » Mais rien n’y fait…
Souvent, lors même que je peins, ces voix, comme de noirs nuages lointains, m’accompagnent et cherchent à tenir le pinceau à ma place. Lorsqu’elles se font trop présentes, il est l’heure de re-choisir. Calmement, avec raison, je reprends le fil de l’histoire et m’interroge : « Pourquoi fais-tu ce que tu es en train de faire? Que vises-tu? »
M’arrêter, jeter un oeil vers « ceux qui jouent de la musique avec moi », repartir du premier instant fondateur, faire mémoire du chemin parcouru et re-choisir ma vie dans une perspective éternelle (déjà présente) est la seule chose qui fasse taire ces voix. Choisir de nouveau « ce qui est », cette situation concrète, simplement parce que cela est juste, cela est raisonnable, cela est ma vie, m’apporte à chaque fois davantage que tous mes efforts de vertus, il est vrai, bien limités. C’est finalement le seul moyen que je n’ai jamais trouvé pour garder le paix à portée, pour résister à l’immense tentation de la panique, à cette étrange fuite – vers qui? Vers où? – qui pousse au divorce d’avec soi-même et par voie de conséquence, d’avec ses proches.
Sûrement, cela ne va pas s’arranger dehors, le Titanic finira par sombrer, nous le savons. Vas-tu donner ta voix à la déroute générale ? Regarde. En est-il un qui sache vers où il court? Que vas-tu faire pendant ce temps là? Je vais continuer à jouer ! Je le ferai du mieux possible, le plus intensément possible, je le ferai jusqu’au bout et qu’importe si cela n’est qu’une poignée de notes inutiles. Je sais pour qui je les joue…
Violon de Wallace Harley [3] que personne n’aurait voulu tenir dans ses mains à l’heure du naufrage a été vendu aux enchères, 101 ans après le drame au prix de 1,5 millions de dollards.
Les musiciens du Titanic ont joué, ensemble, jusqu’au bout. Ils n’étaient certainement pas les plus virtuoses de ce début de siècle, encore moins les plus connus. Pourtant, au coeur de l’océan leur chant s’est mêlé aux étoiles. Pour beaucoup, ces notes ont été les derniers signes d’une humanité présente, une porte qui soudain s’ouvre sur plus grand. Un signe juste et profond, la dernière chose qu’ils aient entendue avant que la mer glaciale ne s’ouvre sur leur ciel. Davantage que toute agitations, nécessaire logistique et rappel à l’ordre, elles ont su les prendre par la main et les mener plus loin qu’aucune autre main n’aurait pu le faire.