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Cherchant un titre pouvant convenir à l’un de mes tableaux en cours, me vinrent en évidence ces quelques mots « Nouvelle tentative d’approche ». Cela, il me semble, désigne tellement mon travail que je pourrais appeler ainsi non seulement chaque nouveau tableau, mais également rebaptiser par ce titre tous ceux déjà peints. Peut-être, (mais je ne suis pas philosophe et une bonne part de la logique m’échappe), que cela pourrait être une définition de l’activité artistique. Qu’est-ce que peindre, écrire un poème, composer un nocturne ou chorégraphier un ballet sinon actualiser une nouvelle tentative d’approche ? Approche de quoi ? Il va de soi que ce qui est ici approché est le réel, l’immense ; le réel en ce point d’être immobile et pourtant lié aux mouvantes apparences. Ce qui est tenté est l’étreinte de l’objet concret en ce qu’il déborde de sa quantité. Il s’agit d’accompagner une esthétique, de la mener jusqu’en adéquation avec une vérité métaphysique, de saisir dans la lettre une faille qui ouvre l’esprit.

Face au réel et au désir d’en dire quelque chose, il y a toujours le constat de la distance, de ce pas qu’il reste à franchir. Malgré la plénitude présente dans certaines grandes œuvres, reste en ces mêmes pièces l’impossibilité de circonscrire la totalité en une partie. Du réel, comment saisir la simplicité de l’unité lors même que les langages tenus dans le temps et l’espace sont de nature complexe ? « Toute la force qu’il y a dans une tête… Jamais je n’arriverai à mettre dans un portrait toute la force qu’il y a dans une tête. Le seul fait de vivre, ça exige déjà une telle volonté et une telle énergie…» [1]

Il faut bien l’admettre, les artistes sont contraints à des « tentatives d’approche ». Le miracle, ce qui est véritablement étonnant, est que chacune de ces tentatives demeure « nouvelle ». C’est avec le même enthousiasme pour la même visée qu’à chaque fois l’ouvrage est remis sur le métier… Cette ferveur peut faire rire le témoin non averti qui n’en remarque pas la constante fraîcheur. Des sobriquets comme « naïf », « immature », « rêveur», sifflent aux oreilles des artistes; et ceux-là sont parmi les plus doux. Pour nous, sachons voir qu’il s’agit d’un profond mystère d’obéissance et comme tel, d’une question de vie ou de mort ; et l’on peut être mort, derrière l’apparence de la vie, de bien des façons.

Si Alberto Giacometti passe (et risque) sa vie entière à chercher ce qu’est « une tête », ce n’est ni pour tuer le temps ni pour faire de la déco. Si pour cela il rompt l’amitié avec le groupe des « surréalistes » qu’il fréquentait alors, c’est bien qu’il perçoit dans cette « tête » une ouverture vers l’infini que le seul jaillissement psychique et les « hasards », même issus du rêve et de la folie, ne sauraient atteindre. Depuis quelques temps déjà s’installe une impossibilité de fond entre Breton et Giacometti. « Je savais que quoi que je fasse, quoi que je veuille, je serai obligé, un jour, de m’assoir devant le modèle, sur un tabouret, et d’essayer de copier ce que je vois. » [2] Si Breton secoue les limites étouffantes du positivisme c’est dans la même attitude de suffisance qu’il reproche aux disciples d’Auguste Comte : « Une tête, tout le monde sait ce que c’est. » La voix d’Alberto s’élève plus haut que le chef de file du surréalisme : « Moi pas ! » Deux mots. Un aveu de faiblesse comme positionnement et point de rupture. Deux mots simples comme une porte qui s’ouvre. Deux mots comme principe et fondement, deux mots qui ne sont pas sans faire penser au tout aussi fondateur «Je sais que je ne sais rien » de Socrate. Deux mots pour descendre d’une posture tenue à une attitude juste. « J’ai perdu tous mes amis ainsi que l’attention des marchands. Eh bien, malgré cela, le jour où je me suis retrouvé sur le trottoir, décidé à reproduire aussi fidèlement que possible des têtes humaines, comme un débutant de la Grande-Chaumière, je me suis senti heureux, libre. » [3] C’est ainsi que, d’une certaine manière, Giacometti sauve le figuratif et la possibilité en art de toujours se référer à la vérité de l’objet. Quelques années plus tard, Philippe Jaccottet fera de même en arrachant le langage à une « culture autonome dans lequel l’homme lui-même prend la place de créateur » [4] . En signant ses « Paysages avec figures absentes », il donne simplement aux mots d’explorer la fuyante expérience du réel ; « à peine avais-je vu ces paysages, je les ai senti m’attirer comme ce qui se dérobe ».

L’artiste n’est pas un rêveur qui butine le monde du bout des doigts. Il est voyant et pragmatique. Il est conscient que  ” […] le Paradis n’est pas un conte de fée. C’est le monde réel…” [5] Parce qu’ il voit le monde dans la vérité de son origine, parce qu’il en respecte la liberté et les exigences, il est un protagoniste des plus puissant. « La souveraineté humaine s’établit dès lors avec succès dans la mesure où l’homme accomplit son service de façon pure, car la véritable souveraineté n’est pas la violence mais la vérité. Et la vérité consiste à voir l’essence des choses telles qu’elles sont et à leur rendre justice. Or, ce qui détermine les choses en leur fondement, c’est qu’elles ne sont pas une « nature » mais une « création ». Et ce n’est qu’en comprenant les choses de cette manière, qu’elles se révèlent et qu’elles obéissent. » [6]

Parler de « création » induit par voie de conséquence à parler de « créateur ». L’objet perçu comme « création »  (ce qui est une première relation) ouvre immédiatement à la relation au créateur. Ainsi, ne peut on pas parler de relation à l’objet sans simultanément parler d’une double relation. Pour exemple, contempler une oeuvre de Giacometti c’est aussi percevoir quelque chose de l’artiste. Plus mon approche, par exemple de « l’homme qui marche »,  sera juste et profonde, intelligente et vraie, plus je m’approcherai de l’intention du créateur, de sa vision, de l’expérience du réel qu’il a eu. C’est pour cela qu’il n’est pas anodin de se placer avec sérieux devant une oeuvre d’art ou devant un modèle pour essayer de la copier tel qu’on le voit. Rien ne suscite davantage le changement que d’être ainsi immobile, posté avec foi et détermination, devant un modèle non créé de main d’homme. Peut être n’y a t’il rien d’autre à faire de sa vie, finalement, que de tenir cette attitude face au réel, que d’apprendre à écouter et répéter les mots entendus là, car dans cette relation à l’objet et à l’ordre du monde nous entrons dans la relation au Créateur de l’objet et du monde. À certaines heures il me semble que là est l’axe du monde et que c’est seulement autour de ce dernier qu’il pourra tourner rond.

Il dit « arbre » et Il dit « fleur ». Il dit « corps », Il dit « pluie » et Il dit « herbe », et se faisant Il dit un peu de Lui-même. Ce sont comme des mots qu’Il prononce pour nous. Il dit « jour » et Il dit « nuit », Il dit « deuil » et Il dit « naissance ». Il dit tout cela et comme des enfants qui découvrent un langage, nous essayons au mieux de répéter. La présomption aveuglante de pouvoir dominer le monde, ou celle non moins aveuglante de se laisser écraser par lui, fait alors place à une attitude humble en adéquation aux choses. La violence de l’orgueil ou la mollesse de la démission n’est plus obligatoire. Imaginez chaque décision prendre racine dans la conscience de cette présence… « Heureux les doux, ils possèderont la terre. » [7]

Chaque tentative d’approche n’est en fait rien d’autre que l’affirmation du désir de rester dans cette relation. Prendre le risque d’engager sa vie sans autre but que de garder vivante cette relation avec le mystère n’est généralement pas sans conséquences. Cela génère soit le scandale soit le désir. Au mieux, cela inquiète. Toute véritable forme d’obéissance à ce qui est suscite des remous. Sitôt que cela devient concret, s’incarne en quelques actes, en quelques décisions ou en quelques oeuvres, le simple fait de suivre une réalité perçue plus vraie, plus belle et plus brûlante dérange ou attire. C’est là pourtant que nous sommes tenus d’être. C’est sur ce fondement que nos vies s’ordonnent. C’est là seulement que le monde s’arrache au chaos, qu’il quitte l’absurde vers le sens. Les grand artistes devraient parfois être invités au sein des plus grandes instances décisionnelles. Peut être devraient-ils être consultés sur les grandes questions de fond qui secouent l’humanité.  Bien sur, ils ne remplaceraient pas les spécialistes, mais d’une certaine manière ils donneraient le ton.

Si, par nature, chaque nouvelle tentative d’approche contient sa part de deuil, elle laisse aussi entrer une part de lumière qui n’est « ni celle de l’aube ni celle de l’aurore » [8] . Cette clarté qui ne se reflète pas, c’est elle que nous cherchons et voulons dire. « Nous inventons à cet effet un langage où se combinent la rigueur et le vague, où la mesure n’empêche pas le mouvement de se poursuivre, mais le montre, donc ne le laisse pas entièrement se perdre » [9] . Il s’agit de jouer la note blanche, celle qui ne peut être dite et vers laquelle toutes les autres tendent ; sans laquelle aucune n’est. Elle est l’ultime diapason auquel tout s’accorde. Chaque pas, (chaque tentative), est l’affirmation de la réalité de cette lumière incréée et de son jeu dans le monde. Ainsi, le souci n’est plus de savoir ce que l’on va faire puisque d’une certaine manière, déjà, tout est là. L’inquiétude de chaque nouvelle tentative d’approche est de garder vivante la relation au mystère. Philippe Jaccottet nous éduque encore: « La difficulté n’est pas d’écrire mais de vivre de telle manière que l’écrit naisse naturellement. C’est cela qui est presque impossible aujourd’hui ; mais je ne peux imaginer d’autres voies. » Ce sérieux signe la fidélité. La fidélité est cohérence à la suite du mystère. Peut en importe le prix. Devrais-je trébucher 1000 fois, il n’est pas de sens à mes pas s’ils ne laissent pas l’empreinte de cette relation.

Alberto Giacometti installant son exposition (Source)

Là est toute la grandeur et la dérision de l’art qui touche en n’atteignant pas. Comme un Apôtre balbutiant, porté par la terre et saisi par le ciel, il porte, dans chaque nouvelle tentative d’approche, l’évidence d’une disproportion. Tenant ensemble l’impossibilité d’atteindre et  celle d’y renoncer, il continue pourtant de s’afficher comme un des plus dignes étendards de la condition humaine. Puisse le désir croître toujours -n’est ce pas lui au final que retient la matière?-  et qu’importe la disproportion puisque « la beauté boîte ». [10] 

References
1Giacometti à Jean Genet, qui fut son modèle de 1954 à 1957
2Conversation avec Pierre Schneider et raportés par Yves Bonnefoy dans Giacometti les grandes monographies de Flamarion
3Conversation avec Pierre Schneider et rapportés par Yves Bonnefoy dans Giacometti les grandes monographies de Flamarion
4Romano Guardini Saint François d’Assise et Saint Bonaventure, Ed. Chora
5Romano Guardini, Saint François d’Assise et Saint Bonaventure, Ed. Chora
6Romano Guardini, Saint François d’Assise et Saint Bonaventure, Ed. Chora
7Évangile
8cf « le rève du peintre » poème final du film « le songe de la lumière » de Victor Erice avec Antonio Garcia Lopez
9Philippe Jaccottet « la semaison »
10Jean Cocteau voir https://www.youtube.com/watch?v=UvWINTBjGmY et https://www.youtube.com/watch?v=vRsejf8xdC0

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